de Jonathan Mille, doctorant en gestion des risques naturels, vulnérabilités et résilience à University Collège London (UCL) et enseignant invité à London School of Economics (LSE).

Dans la pièce où vous vous trouvez actuellement, regardez autour de vous et sélectionnez un objet, n’importe lequel. De cet objet, vous ne percevez qu’une infime partie de sa vie, entre le moment où il est apparu dans la vôtre et le moment où il en disparaîtra. La disparition peut avoir des raisons multiples : usé, cassé ou lorsque vous estimerez qu’il vous faudra quelque chose de plus neuf, avec pourquoi pas plus de puissance, ou tout simplement parce que vous désirez quelque chose de plus beau. Ce qui vient d’être décrit en quelques lignes est d’une banalité affligeante. C’est aujourd’hui le quotidien de milliers d’objets qui nous entourent. Cependant, ces objets ont pourtant une vie avant et après être passés entre nos mains et nous ne percevons pas toujours que ces objets ont un impact.

De ce premier constat, essayons de comprendre comment ces objets arrivent jusqu’à nous. Allons un instant, au delà des fonctionnalités qu’ils nous apportent au quotidien et replaçons-les dans un contexte plus général. En effet, lorsque nous regardons un objet dans un magasin ou une plateforme en ligne, il est rare que nous nous interrogions véritablement sur la provenance réelle de celui-ci. Le mot provenance ici devrait être entre guillemets car il ne comprend pas seulement la provenance géographique mais il implique également l’ensemble des matériaux, matières premières et composants qui ont été nécessaires pour le fabriquer. Hormis quelques experts, combien d’entre nous s’interrogent aujourd’hui sur la provenance des matériaux et matières premières qui ont dû être extraits, transportés puis transformés pour créer un objet ? Prenons le cas d’un téléphone portable. Combien d’entre nous connaissent l’ensemble des minerais et éléments qui composent son téléphone ? Combien d’entre nous connaît également l’ensemble des processus par lesquels passe un kilo de cuivre extrait d’une mine au Chili pour se retrouver, in fine, dans une chaîne d’assemblage d’ordinateurs portables ? Et enfin, en poussant quelque peu la réflexion, combien d’entre nous sont capables d’évaluer  la quantité d’énergie qui a été nécessaire pour la fabrication d’un objet que vous avez sélectionné. Notez bien qu’il n’y a aucune obligation de les connaître, cela met simplement en perspective une certaine forme d’ignorance collective de ce qui nous entoure d’un point de vue matériel et physique.

Tout objet a donc besoin de matière première pour exister. Plus l’objet est complexe et plus l’objet a vocation à être abondamment diffusé dans un système, plus la quantité de matière première sera importante. Dans le cas des technologies liées au numérique, la dépendance aux minerais et métaux rares est très élevée. Ce sont donc des milliers de sites miniers disséminés à l’échelle du globe qui fournissent les éléments nécessaires aux infrastructures et terminaux liés au numérique. Du cuivre à l‘or en passant par l’argent, l’aluminium, le bauxite ou le lithium (et bien d’autres), il existe, a minima, autant de sites d’extraction miniers différents que de minerais nécessaires pour les outils numériques. De plus, au delà des matières premières, le développement technologique est également extrêmement dépendant des énergies fossiles, que ce soit pour les processus d’extraction, que pour la transformation de composants, leur assemblage ou tout simplement l’ensemble des transports effectués sur la chaîne de production.

Si d’un côté, la “provenance” d’un objet aussi commun qu’un téléphone portable est encore peu connue, il en est de même pour ses impacts avant, pendant et après utilisation. Comme indiqué précédemment, créer quelconque objet est un processus énergivore, et en physique, toute utilisation d’énergie quelle qu’elle soit, entraîne un changement, une modification, un impact. Selon l’Agence Internationale de l’Énergie (2019), plus de 80% de la consommation énergétique mondiale est d’origine fossile (pétrole, charbon et gaz). Ainsi, la majeure partie des activités humaines dépendantes de ces énergies sont fortement émettrices de gaz à effet de serre et participent au changement climatique.

L’utilisation de ces téléphones a aussi un impact. À l’échelle individuelle, cela ne représente pas grand chose mais à l’échelle d’un territoire de 60 millions de consommateurs, l’impact est tout de suite plus conséquent. Nos terminaux fonctionnent à l’électricité et l’électricité est souvent perçue comme une énergie non polluante, peu émettrice. Encore faut-il savoir comment l’électricité qui nourrit votre téléphone est produite. Si vous êtes en France, votre électricité provient à plus de 72% du nucléaire (IEA, 2019). Energie certes peu émettrice de CO2 mais qui pose d’importantes questions notamment sur les déchets qu’elle génère. Si vous êtes en Chine, en Pologne ou même en Allemagne, une grande partie de votre électricité est produite à partir de centrales thermiques, qui comme leur nom l’indique, brûlent des énergies fossiles (charbon, lignite, pétrole ou gaz) ou dans certains cas des déchets domestiques pour fonctionner. La part des énergies fossiles dans la production électrique pour les pays cités représente plus de 88% pour la Chine (IAE, 2017), plus de 86% en Pologne (IAE, 2018) et plus de 44% pour l’Allemagne (IAE, 2019). Ainsi, associer le mot “électricité” avec “propre et vert” lorsque nous utilisons nos technologies est loin d’être aussi simple. D’autres impacts liés au développement de notre environnement technologique existent également à des échelles géographiques plus réduites comme les pollutions des eaux et des sols, les impacts sur les biotopes, les défrichements ou encore décharges à ciel ouvert font partie de cette catégorie.

Le développement technologique, l’accroissement des services et des serveurs pour le numérique participent donc à l’accroissement de la consommation énergétique mondiale. La technologie impacte non seulement nos sociétés en les changeant profondément dans leur manière de fonctionner mais impacte également notre environnement sur lequel toute la biosphère actuelle existe, l’humain et ses systèmes y compris. Deux soucis majeurs se posent ici. Le premier est que le monde d’un point de vue physique a des limites. Nos ressources ne sont pas toutes renouvelables et illimitées notamment en ce qui concerne les minerais et les énergies fossiles, ressources dont les technologies sont extrêmement dépendantes. Le deuxième problème est de savoir s’il est possible de prendre conscience à l’échelle individuelle de l’ensemble des interdépendances et vulnérabilités de nos systèmes complexes, de nos modes de vie et d’y intégrer ces limites.

Sur ces deux points, Vaclav Smil, universitaire américain connu pour promouvoir une vision transversale et généraliste des systèmes par le biais de l’énergie, a partagé son constat personnel d’une manière un peu provocante lors d’une interview à “Transitions et Énergie” : “Les gens n’en ont rien à faire du monde réel”. Derrière les mots de Vaclav Smil, revient une nouvelle fois la question de la perception de ce qui nous entoure et  la question des limites physiques de notre monde. L’écartèlement géographique de nos systèmes nous empêche t-il de voir les causes, les conséquences et les limites physiques du développement actuel ?  Est-ce la complexité de nos sociétés modernes qui empêche d’évaluer notre manière de consommer, nouvelles technologies y compris ? Existe-t-il des biais cognitifs qui nous empêchent de changer de mode de vie ?  Peut-on ou doit-on se passer partiellement de cette abondance énergétique et technologique quotidienne ? Et si oui, comment ? Sachant qu’un changement de notre consommation énergétique, quel qu’il soit, a des répercussions massives sur nos sociétés et sur nos modes de vie.

L’accélération de la mondialisation et des nouvelles technologies a redéfini nos systèmes de production, de consommation, nos modes de vie et il est devenu presqu’impossible, à l’échelle individuelle, de pouvoir observer l’ensemble des interactions et interdépendances qui les animent. Reprenons désormais la démarche prise en introduction mais à une autre échelle, cette fois géographique. L’Europe est située au milieu d’une chaîne d’approvisionnement technologique mondiale. À l’échelle du globe, relativement peu de matières premières pour les technologies liées au numérique sont extraites sur nos territoires. Dès lors, nous ne subissons pas de dégradation environnementale majeure. Les minerais sont extraits un peu partout sur le globe : en Chine, au Chili, en Australie pour n’en citer quelques-uns, et sont transportés sur des sites d’assemblages à plusieurs milliers de kilomètres du site d’extraction. Concernant la production et en gardant toujours une échelle européenne, nous ne produisons également que très peu de produits ou objets technologiques qui seront diffusés sur l’ensemble du globe. La délocalisation de ces usines et la création de nouvelles centrales électriques empêchent une nouvelle fois de percevoir le coût environnemental et social des technologies liées au numérique.

Après une phase de production vient la phase de consommation. C’est à cette étape que ces objets entrent physiquement (hors conceptualisation donc) dans nos vies. Il faut donc penser à la logistique d’importation et de diffusion de ces objets au sein d’un système. Une fois intégré au système, nous les utilisons, développons de nouvelles applications, de nouveaux outils et créons ou dématérialisons d’autres services. Les territoires consommateurs n’expérimentent au final qu’un  côté fonctionnel et parfois distrayant de ces technologies sans avoir conscience de l’impact de leur utilisation. La création de ces mondes virtuels requiert de l’énergie et les utilisateurs finaux ultra connectés ont un besoin croissant en énergie pour alimenter ces nouveaux objets et services numériques. Ultra connectés mais ironiquement déconnectés des processus énergivores et polluants du développement technologique. Au delà du processus de production, l’utilisation de ces technologies numériques a également besoin d’infrastructures dédiées comme des réseaux, des antennes, des serveurs pour stocker les informations, les données, tous types de contenu. Avec la multiplication de la dématérialisation des  services, de nouveaux réseaux, de nouveaux contenus, la consommation énergétique bondit. Selon Françoise Berthoud  “Le secteur des nouvelles technologies représente à lui seul entre 6 et 10 % de la consommation mondiale d’électricité, selon les estimations – soit près de 4 % de nos émissions de gaz à effet de serre et la tendance est franchement à la hausse, à raison de 5 à 7 % d’augmentation tous les ans”. Le monde virtuel en expansion dans lequel nous nous plongeons sur nos moments de travail ou de détente n’existe que par un apport énergétique constant et croissant.

Sur la masse d’objet qui a été produite initialement et qui a inondé les marchés, peu d’entre eux seront véritablement recyclés ou réparés. C’est à ce moment que la majorité d’entre eux sortent de nos quotidiens, de nos systèmes, et souvent sortent de nos territoires. Ils sont envoyés sur des sites de décharges en Europe ou dans des pays tiers. En 2016, un rapport d’information du Sénat a d’ailleurs estimé qu’environ 100 millions de téléphones portables dorment dans des tiroirs et placards en France. Ce même rapport indique également  que « la conception des téléphones portable est délibérément défavorable au réemploi et au recyclage ». En 2016, dans une interview au Figaro, Mélissa Bire, responsable des collectes solidaires de l’organisme Eco Systèmes agréé par l’Etat, estimait qu’environ seulement 15% des téléphones portables étaient collectés et recyclés une fois usés. L’organisme estime également qu’un Français moyen jette environ 20 kg de déchets électroniques par an.

Le point ici est de constater la linéarité matérielle de nos chaînes de production et d’approvisionnement technologique. Ce dernier contraste avec le marketing actuel et notre perception d’une technologie qui  “se réinvente constamment”, “se renouvelle”, “évolue”. Ce champ lexical peut donner une impression de cycle et perpétuelle amélioration. Sur le principe théorique oui : le progrès technique et technologique existe, il suffit de regarder l’évolution d’un téléphone ces dix dernières années. Cependant d’un point de vue physique et matériel, les modes de production de ces objets ne sont absolument pas pensés en cycle mais de manière linéaire : extraction, transformation, production, consommation, déchets. Cette logique nous amène à accumuler sans forcément réintégrer les objets dans le système. Ce constat n’a rien de nouveau, pourtant trop peu a été véritablement mis en place à l’heure actuelle.

Renoncer ou du moins changer le “logiciel” qui se loge dans notre inconscient collectif et avec lequel nous avons grandi est une tâche compliquée. Repenser notre approche aux technologies : leur production, leur consommation, leur recyclage, revient à redéfinir la manière dont nous faisons société.  La technologie est aujourd’hui omniprésente que ce soit  dans l’agriculture, l’industrie, la santé, tous les services tertiaires. L’accès à une énergie abondante et le développement technologique ont progressivement modifié les sociétés humaines. L’exode rural, la mondialisation ou internet en sont des exemples. Cependant, avec le temps, les sociétés, les systèmes, les modes de vie qui les ont fortement intégrés en sont devenus dépendants et donc vulnérables en cas de modifications ou de ruptures d’approvisionnement énergétique et technologiques.

Dès lors, dans un contexte où notre consommation énergétique et technologique entraîne des modifications durables et importantes sur notre environnement et dans un contexte où notre consommation énergétique va être amenée à être modifié au cours des prochaines décennies, une question subsiste donc : quelle place souhaitons-nous donner aux technologies une fois que les limites physiques du monde sont posées ?

Sources: 

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