Commentaire sur “Nouvelles disruptions privacitaires” par Lucas Bogaert-Rossi
par Michel Puech
Introduire en français “privacité” comme équivalent de l’anglais “privacy” rend service à la réflexion, en évitant les dérives de sens produites par le terme “vie privée” mais en évitant aussi la banalisation : nouveau mot pour un nouveau problème. Car la manière dont les technologies contemporaines sont intrusives des intimités (ce serait ma notion centrale) est nouvelle, d’où l’erreur typique de l’amateurisme en techno-éthique: on attribue le problème à la nouveauté technologique pour le traiter par des banalités technophobes. Prise en sens inverse la découverte serait: nous ne savions pas que nous avions une telle “privacité” (de nos itinéraires, communications, achats, curiosités…), nous la découvrons en même temps que nous découvrons qu’elle est “traçable” et “monétisable”.
Tout en définissant la privacité comme “une valeur humaine fondamentale, intrinsèquement reliée au statut moral et légal de personne” l’intervention de Lucas Bogaert-Rossi me semble préempter le terrain du juridique (la loi, les règlements) pour la défense de cette privacité. Comme en éthique médicale, où c’est le plus visible, cette option réduit peut-être encore la portée des notions de “valeur humaine”, statut moral” et “personne” utilisées dans la définition. La description qui est donnée de l’inquiétude sociétale due aux menaces sur la privacité invite à ne pas répondre ou pas seulement sur le terrain réglementaire, comme le fait le RGPD, que le reste du monde nous envie, parait-il, ou les productions savantes et bureaucratiques des “comités d’éthique” en médecine. A une inquiétude on répond mieux par une réassurance, et je défendrais l’idée qu’à une inquiétude portant sur l’intégrité du soi (car c’est cela que menace la nouvelle forme d’intrusion) on ne peut répondre que par une réassurance de soi, et une réassurance de soi par soi, ce qui nous porte sur le terrain des éthiques contemporaines du soin de soi. La self-défense en offre un modèle pour le cas présent, car l’agression numérique ou publicitaire est une agression. Ce qui est “rompu” par les disruptions numériques c’est l’intégrité du soi. La première phase de la self-défense est la prise de conscience qu’il s’agit d’une agression, et elle est souvent ce qui manque de clarté. Ensuite toutes les stratégies sont à explorer et expérimenter pour neutraliser l’agression, depuis l’esquive jusqu’à la percussion sur un point vital de l’adversaire si on en a la possibilité. Esquive : avoir une adresse mail “poubelle” que l’on donne lorsqu’un site l’exige mais qu’on ne consulte jamais, ou répondre de manière totalement aléatoire aux questionnaires obligatoires. Si on préfère l’art du sabre à l’aïkido, exemple de frappe fatale : désinstaller WhatsApp de son téléphone (en janvier 2021, suite à une suspicion de manœuvre intrusive cachée avec Facebook) et demander à tous ses contacts d’installer à la place le logiciel libre (open source) Signal, ou autre.
Ce type d’éthique est pragmatique et je reste sur le modèle de la self-défense pour l’expliquer : il ne s’agit pas de faire inscrire dans la loi puis de faire respecter par les forces de l’ordre le droit qu’à chacun(e) de ne pas se faire agresser, il s’agit d’apprendre à tordre un bras pour dissuader un agresseur, au moins assez pour pouvoir s’éloigner. Une littératie numérique de résistance devrait être diffusée, enseignée même comme un des fondamentaux de la culture commune minimale d’aujourd’hui.